De la crise d’identité


Lundi matin. Cours à l’amphi. Le prof parle, parle, et n’en finit pas d’expliquer des trivialités, ignorant l’essentiel. Je le mets en sourdine. Un ancien proverbe me vient à l’esprit :* أسمع جعجعة و لا أرى طحنا. J’essaye de le griffonner sur un papier, mes doigts ont oublié l’arabe, j’ai peur. Qui suis-je ?

Samedi soir. Je sors avec des amis à Agdal. J’arpente le fameux Boulevard Fal Ould Oumeir. Dix minutes passent durant lesquelles, hormis mon entourage, je n’entends babiller que du français. J’ai horreur, j’ai honte. Qui suis-je ?

Des décennies, des siècles auparavant, dans un passé tellement révolu qu’il commence à avoir des allures de mythologie, fruits d’un délire commun, nous étions arabes, berbères. De l’arabe, du berbère  nous ne sommes plus que les vestiges, des épaves ballotées par les vents. Nous sommes marocains , égyptiens, syriens, mais que nous reste-t-il de notre identité ?  Peut être ces petits pincements de cœur quand nous vient en mémoire, le peu d’occasions que cela se fait, la gloire révolue, et quand on déplore la méconnaissance  jusqu’à  l’identité de nos illustres ancêtres qui ont tant donné pour la science,pour l’art, qui ont écrit l’Histoire et qui, ayant enfanté des ingrats, finissent dans les oubliettes, plusieurs de leurs œuvres attribuées à des plagiaires occidentaux  .C’est parmi ces illustres savants, ces personnalités dont l’œuvre, dont la vie est richissime en connaissance et en morale, que nous  devrions chercher nos idoles, nos modèles, et point sur les écrans des télés parmi les joueurs de foot ou les rockstars qui puisent d’immenses fortunes dans le vide spirituel qu’accusent beaucoup de nos jeunes, pour ne pas dire la plupart . Peut être nous reste aussi ce réflexe O’combien aberrant que nous avons développé, et qui nous fait apposer le chef de la médiocrité à toute œuvre arabophone  au point de les  y rendre synonymes, sans même se donner la peine de vérifier ce constat préétabli. C’est que au lieu de produire, on se contente de traduire, sans innovation aucune, de singer les films et les émissions, et c’est ainsi que le résultat est souvent effectivement médiocre.

Nous avons perdu notre identité, notre authenticité, notre singularité. Nous cheminons désormais comme les feuilles sèches de l’automne, depuis longtemps mortes et sans racines, à la merci des vents qui les malmènent dans tous les sens.Parler français dans la rue, c’est notre modernité, et si vous balbutiez des bribes en anglais, vous avez atteint le saint graal !! Cela est triste, cela est dangereux quand l’endoctrinement s’immisce si profondément dans les âmes, et altère jusqu’à leur conception des choses, leur ambitions et leurs modèles. Cela est triste quand la suprême ambition de toute une patrie, de toute une panoplie de peuples, est de s’exprimer, chez elle, dans une langue qui lui est étrangère, alors qu’elle fustige ceux de ses fils qui s’évertuent, par un sentiment quelque peu chauvin(il en faut toujours un zeste), à étudier sa langue nourricière, alors que l’écrasante majorité, passé le bac, peut être même avant , ne saurait énumérer les lettres de l’alphabet arabe.

L’excès, cela va de soi, cet excès égocentrique, xénophobe à la lie, est bien sûr condamnable. Mais si l’arabe exclusif est un tantinet exagéré, parlons la darija, nous sommes marocains tout de même. Traitons, dans nos services, les « darijophones » et les « francophones »sur un pied d’égalité, et ne soyons pas aussi crédules pour assumer qu’un sujet qui baragouine des inepties en français devant vous est ipso facto de meilleur statut qu’un quidam s’exprimant en darija. Mon respect, je le porte pour celui qui, maîtrisant plus d’une langue, a la dignité de s’exprimer dans la sienne, celle qui le définit, au moins avec ses concitoyens, et s’il a l’amabilité de parler dans une langue étrangère à des touristes, ce n’est point par souci de montrer,  par je ne sais quel incongru complexe d’infériorité à un colon depuis longtemps parti (géographiquement au moins), que l’on sait leur langue, mais par souci d’aider, de communiquer.  Jeunes mamans et papas, votre enfant, avec les cours académiques qu’on lui assénera à l’école primaire privée que vous lui paierez, ne sera nullement un cancre en français, et il n’est pas besoin de l’aliéner en le sermonnant à chaque fois qu’il bégaie un mot en darija, ou en ne conversant avec lui qu’en français.

Ces langues qui s’estompent ne sont que la surface d’un problème plus profond. Nous sommes entrain de nous estomper. Nous sommes entrain de perdre notre identité, notre culture, l’authenticité du monde à sa diversité .  De par le globe, on voit s’éteindre, petit à petit, toutes les particularités des peuples, celles qui faisaient leur charme et les définissaient, et l’on se trouve, aujourd’hui, dans un monde affreusement identique et ennuyeux, ou le stéréotype américain règne en maître incontesté : des gens qui pensent de la même manière, s’habillent de la même manière(avec au mieux du changement pendant les aîds, quoique cela commence à se raréfier aussi), mangent les mêmes plats aux mêmes créneaux, ont les mêmes rythmes de vie, s’amusent de la même manière par les mêmes moyens, sont des visages différents d’un même être … Que se passerait -il si demain ,vadrouillant par les allées de Casa, du Caire ou d’Istanbul, vous n’entendiez que du français, de l’anglais dans l’air. Comme monotone deviendrait le monde  si l’on pouvait sans effort aucun comprendre tous ses peuples, si ce métissage culturel finissait par créer l’unité, par annuler la diversité. Il ne faut pas simplement tolérer la différence, il faut aussi la préserver…  Est ce là cette fin prophétisée  par Fukuyama dans La fin de l’histoire et le dernier homme ? l’homme est-il pour autant condamné à être ce dernier homme, dont l’unicité se limitera à son visage qui échappera peut être aux tentatives de façonnement des généticiens. Peut être  n’est ce pas encore une cause perdue, parce qu’avoir conscience de son mal et surtout l’admettre  est le premier pas de la guérison. Protégeons notre singularité, respectons notre identité, et exhumons  l’Hier des tombes de l’Histoire, cela inspirerait peut être l’Aujourd’hui,  le Demain. Faisons de nos héros d’antan  des icônes dans le cursus de chacun de nos apprenants, et non seulement des leçons qu’il apprendra dans le simple dessein de passer un examen. Et si nous essayons, tant bien que mal, d’épouser les vertus organisationnelles et professionnelles de l’Occidental, celles qui ont fait son essor, ayons assez de  prudence, d’amour propre pour ne pas le devenir, corps et âme.

Crédit photo: Lamiae Skalli

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أسمع جعجعة و لا أرى طحنا : Ancien proverbe  (mathal) arabe qui signifie littéralement: beaucoup de bruit et pas d’effet. Se dit quand de grands efforts sont déployés de façon désordonnée et anarchique et sans avoir de résultat convaincant.

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