Primo, celui qui a pensé à sortir une version ‘‘ de poche ’’ de Anna Karénine, avait un sacré sens de l’humour. Il n’existe pas d’habit moderne dont les poches siéraient à cet ouvrage. La parution de cette édition date-t-elle du temps des ‘‘Kendrissas’’ marocains ? Va savoir. Voilà une idée d’accessoire très prometteuse : un porte-livres. Un bon design, un scandale à côté si préférence, puisque c’est devenu le meilleur argument marketing de nos jours : plus piètre c’est, mieux c’est pour un maximum de ‘‘buzz’’, et le tour est joué, cela se vendra comme des petits pains.
Vous avez fini le livre, et pour rajouter au sentiment mitigé entre la fierté d’avoir eu assez de souffle pour l’achever, et la désolation due à cette impression de perdre un ami; on vous dit, en guise d’épilogue, que vous auriez dû le lire en Russe, que la traduction ôte tout son charme à l’art de Tolstoï et compagnie, et il vous vient en tête ce « meme » ou le personnage renverse la table et s’en va.
Mais, outre ceci, Anna Karénine est un livre qu’on achève à contre-coeur, qui réveille en vous l’adolescente joie du lecteur face à l’inconnu. Quelques phrases, et vous êtes séduit. Vous vous réveillez, trois cent pages plus tard: l’atmosphère commence à s’alourdir et vous commencez à vous perdre: qui est cette Anna Arkadievna, cette Anoushka, ce Serioja ? Il faut savoir que, chez beaucoup d’écrivains russes tels Tolstoi ou Dostoievsky, le thème du double est omniprésent : En chacun, il y’a le bon, la brute et le truand, et Tolstoi s’applique à exhiber ceci tout à travers ses écrits. Personne n’est saint, personne n’est démon, tous sont quelque part entre les deux. A Karénine, la plus magnagnime des victimes, il refuse la sainteté . » Si le bien a une raison, il cesse d’être le bien. S’il a pour conséquence la récompense, ce n’est pas non plus le bien. Le bien n’existe qu’en dehors de la chaîne des causes et des conséquences » . Tolstoi renie ainsi aux bienfaisants leur bonté, puisque toute action est par essence égoiste, visant un bonheur propre,une certaine satisfaction de soi, à la lisière du condamnable.
Dans l’oeuvre, rien ni personne n’échappe à cet axiome, sauf peut être Lévine, tâché par son impiété, mais qui trouvera, sur les sinueux chemins de l’existence qu’il ne cesse de questionner, la voie vers Dieu, vers la rédemption. La vertu, le vice n’en deviennent donc qu’une affaire de contexte, de circonstances, et il n’est rien de plus constant que l’inconstance de l’humain entre les deux.
Un autre thème omniprésent chez Tolstoi, celui de l’Autre, incarnation du malin. C’est la société, cette force extérieure astreignante qui, par son jugement constant et injuste, par ses stigmates prêts à consommer et son hypocrisie, empêchera tous de vivre en harmonie avec eux mêmes. Karénine ne pourra faire ce qui est bien, Anna ne pourra vivre en paix, à cause d’un crime qu’elle ne pouvait apparemment que commettre, souhaitait-elle avoir un semblant de vie. Le livre pousse ainsi le lecteur à sonder le fond de son âme, à remettre en question son système de convictions, ancrées en lui car assénées à coup d’éducations classicistes où bien et mal sont dictés par la société, quelque perverse et insensée qu’elle soit. C’est pour ce qu’Anna Karénine est un livre à lire, c’est parce qu’il ne se contente pas d’administrer une dose de savoir ou d’opinions pré-établies, il pousse à réfléchir, et il ne saurait être meilleure matière à lecture.
Anna Karénine, c’est aussi une panoplie de personnages tout aussi singuliers que contraires, un échantillon d’humanité, représentatif de celle-ci, dans la diversité de ses aspects. On y trouve Vronski, le charmeur désinvolte avide de « flings » et briseur de ménages,appairé à Oblonski, bon viveur et coureur de jupons, en opposition à Lévine et Alexis, l’idéal vertueux et soucieux de son prochain. Anna, l’ange-démon, côtoie Kitty, la fleur à peine éclose avec la candeur de l’enfant qui découvre le monde.
Je choisis ainsi de terminer cette critique, avec l’intime conviction de n’avoir qu’effleuré la magnificience de l’écrit, qui lui vaudrait le podium des meilleures oeuvres jamais publiées. Dans ses 900 pages et quelques, Anna Karénine expose la vie en tout, et j’assume mes mots, dans toutes ses vicissitudes, et l’homme en tout, dans ses états les meilleurs et les pires.Je doute qu’il soit possible de rendre justice, d’embrasser par des mots anodins dans un article anodin et concis, toute la splendeur de cette oeuvre. C’est un plaisir pour les yeux et la raison.
Quant à Anna Karénine, le film 2012, il ne déçoit pas, comme on s’y attend toujours quand il y’a une adaptation d’un roman au cinéma, la plupart faisant du massacre plutôt que de l’adaptation. Avec Anna Karénine, cela aurait été blasphématoire, au vu du rang du livre. Pour éviter cette trappe presque inexorable dans un contexte de tournage classique, on a ajouté une touche théâtrale au film: c’est un film/pièce de théâtre: les décors s’installent et se démontent en pleine action, les acteurs traversent les coulisses, on bascule entre prestation réelle et animation, le tout dans une atmosphère ludique, accentuée par un choix musical exquis, qui baisse d’un ton le caractère tragique de l’histoire et la rend agréable à visionner: La sulfureuse Keira Knightley y incorpore Anna, et on la voit bien, au vu du livre, dans la peau d’une Anna. Jude Law, par contre, un certain Alfie d’Antan, y joue le rôle d’Alexis, l’archétype du patriarche vieux et coincé, le contraire craché d’Alfie, et il réussit à merveille à se réinventer pour un rôle si inaccessible.
Bonne séance, mais surtout bonne lecture: Pour une fois, il n’est pas besoin de choisir, tous les deux sont un pur délice.