Je suis toujours sceptique quand une opinion, une affirmation qui ne relève pas de la science est partagée par trop de gens. Cela est presque un sceau de fausseté. L’anti-mainstream, en ces temps où le militantisme revêt les dehors d’une mode plutôt que d’une cause, est entrain de devenir un mainstream aussi, ce qui l’invalide de facto et jette de gros questionnements sur sa véracité. Un système de gouvernement n’a jamais laissé échapper la vraie raison de ses actes. Il a toujours fallu un Snowden qui divulgue des informations, une élite du calibre d’Orwell ou Chomsky qui pensent ‘‘ out of the box ’’ pour enlever les œillères à ceux qui veulent bien donner une oreille à leurs paroles. Mais le vrai danger, c’est que ceux-ci peuvent aussi être des acteurs, de leur propre gré ou sans nulle intention. Il faut bien un héros pour la populace, et du moment que ce qu’il dit est loin de la vérité, mais juste assez anti-gouvernementaliste, on le laisse parler, on veut qu’il parle. Le gouvernement sait qu’il ne saurait échapper au rôle du méchant, mais il lui faut un ennemi qu’il peut contrôler où dont les actes n’engagent en rien la vérité, véritable danger pour lui. Le fait qu’on les laisse s’exprimer jette des zones d’ombre sur la véracité de leurs dires, teintés dès lors de fausseté sinon d’obsolescence. Il manque une pièce au puzzle, ceci est trop clair pour être vrai. Si on institutionnalise le ‘‘ Big Brother is watching you ’’ en décrétant un projet de loi dont il est un impératif technique, c’est que l’enjeu derrière est à chercher ailleurs. Omnisciemment, tous doutaient, du moins , qu’ils étaient monitorés pour des raisons sécuritaires. Cela avait un semblant de légitimité, vu de cet angle. Comme le méchant c’est toujours l’autre et cet autre méchant existe, on pouvait tolérer ceci et se réfugier dans l’anonymat de l’inoffensivité. Personne ne se souciait de votre vie virtuelle pseudo-privée ni de vos mesquins petits vices du moment que vous n’étiez pas une menace pour votre prochain. Le hic de ce projet de loi, c’est surtout qu’il s’affranchit de ceci qui confère au « watching » une légitimité chancelante, à savoir la sécurité, pour s’attaquer à ce qu’il y’a de plus sacré chez l’homme, l’idée, et ce d’une attaque frontale et sans subtilité aucune. Dire qu’on va dicter, haut et fort, et lois à l’appui, aux gens que penser et que ne pas penser tout en ayant conscience de tout le remugle que cela allait causer, suppose que l’enjeu n’est pas là ou que l’on n’a tout simplement pas besoin d’être subtile.
Il n’est nul besoin de pointer du doigt les énormes affronts que le code numérique fait aux principes de la liberté d’expression, c’est presque un truisme.Mais, quoique ce ne soit encore qu’un projet de loi, cela n’empêche que c’est comme s’il était déjà voté. Les lois chez nous sont quasi-verticales, et il n’existe presque pas de participation ni d’implication de ceux à qui elle s’appliquera. Le quidam marocain ignore jusqu’à l’identité de ceux sensés défendre ses intérêts et il a la quasi-certitude que le parlement n’est rien d’autre qu’une sorte de deuxième bourse où d’aucuns ne font que défendre leurs prérogatives personnelles. Le fossé entre nous et ce qui s’y trame est si grand que c’est comme si cela se passait dans un tout autre pays duquel on ne serait que des invités, pire des prisonniers, avec aucune incidence sur quoi que ce soit. Et quand on est à Rome…
Aurait-il été un fait isolé, il n’aurait pas fait autant de bruit. Mais il semble que, coup après coup, on s’escrime dernièrement à épuiser la patience des marocains, tester les limites de leur tolérance. Et le résultat, de ces raisins de colère qui s’amoncèlent petit à petit: Corrompre l’individu pour les plus faibles: on se fait à l’image du système pour y survivre; ou créer l’apathie pour les plus intègres: on a peur, on n’est même pas sûr de ces théories complotistes, et on est trop occupé à acheter le dernier Iphone pour avoir une réflexion sérieuse, qui soit plus que l’occasionnel coup de gueule sur Twitter et implique une action intègre et engagée. Du coup, scandale après l’autre, et toujours hanté de l’extrême frustration de sa propre impuissance, on choisit de s’exiler du cogito commun. La pensée se suicide, le cynisme s’installe et l’on sombre dans le gouffre sacerdotal quotidien: réussir ses études, trouver un job, louer un appartement, avoir un plan de retraite,etc … bref être le studieux élément de la chaîne pseudo-tayloriste. Cette précarité imposée, cette nécessité de correspondre au moule et suivre aveuglément le courant est l’outil ultime du conditionnement des masses. Le souci de survivance, inoculé dès les premières années estudiantines, et au seuil réhaussé par les standards consuméristes, où on ne s’estime dans le besoin que si on ne trimbale pas un S3 et les clefs d’une Dacia au moins, est le moyen le plus sûr de tuer la pensée, gageant ainsi la pérennité du régime mondial moderne.
De ces bribes de réalités, il est désormais sûr que la présumée liberté prônée dont nous disposerions dans le contexte moderne est illusoire: une liberté conditionnée, sévice d’une dictature sophistiquée, subtilement coercitive. S’en affranchir, ce serait s’adonner à un ermitage, un suicide virtuel, et revenir vers une forme d’existence pré-technologique, à la lisière de l’impossible au vu des exigences de notre « Brave New World » précoce. Notre mesquin code numérique, version tronquée d’un code mondial, est trop direct pour que sa fin soit celle qui se présente à priori, à supposer que l’on est assez conscient des dangers présents de la violence législative directe. Quel en est le dessein ? Le temps nous le révélera, peut être. Si on veut nous asservir, soit. Nous sommes les gouvernés, c’est dans l’ordre des choses depuis la nuit des temps et tous régimes confondus. Mais qu’on y mette la manière, au moins. C’est une autre insulte au peuple que de ne pas l’estimer digne d’un endoctrinement supérieur à la matraque…