Je suis enfin allé visiter le Musée Mohammed VI, et le moins que je puisse dire, c’est que je suis resté sur ma soif. Si l’effort a été fait pour le rendre accessible physiquement, puisque situé en plein centre ville, il fallait peut être le rendre aussi accessible sur un plan intellectuel. Tel qu’il est, c’est une merveille esthétique, un monument érigé à la gloire de l’art mais, pour le quidam, c’est un labyrinthe dans le labyrinthe. Vous contemplez une oeuvre : Un fond vert avec des tâches blanches et une foultitude de coups de pinceaux informes à vos yeux, inintelligibles. Vous avez beau vous concentrer, interpréter, cogiter,rien…Avec le maigre span de concentration que Facebook, Twitter et co vous ont laissé, vous êtes déjà passés à autre chose.
Et, à bien y penser, faut- il comprendre une œuvre, n’importe quelle œuvre pour l’apprécier ? La beauté ne souffre pas le besoin de validation par l’intellect, elle vient de plus loin que lui, de ce qui le précède : l’animalité. Nous apprécions la beauté de la femme, de la nature, sans que nul apprentissage ne soit nécessaire.
Je soutiens que l’œuvre, dès qu’elle sort des mains de l’artiste, ne lui appartient plus. C’est désormais la propriété de chacun, par ceci qu’à appréhender le monde, il y’a toujours une projection du soi dans l’interprétation de ses choses. Hormis les mathématiques, unique instance d’une rigoureuse unicité de perception, tout est esclave de la subjectivité, de l’imprécision, des nuances et de la maîtrise du médium par le sujet, fut il créateur ou spectateur. Entre l’imaginaire de l’artiste , son exécution de celui-ci, le produit fini, le ‘‘spectateur’’ sous toutes ses variantes et ses états d’âme, il y’a tout un monde de possibilités et de différences. La diversité de l’homme, de ce moi irréductible dont parlait Kundera, outre l’obstacle du médium, rend toute entente invraisemblable. Une totale adéquation entre le voulu de l’artiste et le reçu du spectateur est donc positivement impossible. Déjà, comme disait Balzac :« Rien dans les langages humains, aucune traduction de la pensée faite à l’aide des couleurs, des marbres, des mots, ou des sons, ne saurait rendre le nerf, la vérité, le fini, la soudaineté du sentiment dans l’âme ». Il est donc futile d’essayer de cerner une œuvre selon l’exact vouloir de l’artiste. L’artiste lui même n’est qu’un medium par lequel la création s’exprime, il y apporte sa touche, mais il n’en est pas un créateur suprême car il n’en crée pas tous les outils. Même la pensée qu’il produit est le rendu d’expériences qui sont le fruit du hasard, de son contact avec un extérieur qu’il ne contrôle pas. Seulement, il est irréversiblement humain d’essayer de créer cette communion spirituelle, de comprendre la même chose, et l’on peut difficilement se résigner à se suffire de son unique interprétation, de son sceau apposé sur l’œuvre, et de courir le risque de n’être même pas dans les parages de l’intention de l’artiste. Cette détresse puise sûrement ses sources dans le souci de préservation de l’égo, dans ce complexe d’infériorité inhérent aux profanes de l’art pictural comme moi, et le caractère élitiste de ce dernier. Dans ce souci d’unité, nous nous satisfaisons assez de notre compréhension d’une œuvre écrite, car nous avons appris de par notre éducation à en déchiffrer les codes assez savamment : Le langage nous en est intelligible.L’œuvre peinte, dessinée, sculptée, photographiée, en contre- partie, nous offre rarement ce privilège. En manque d’indices, de balises, nous restons souvent à la surface de l’œuvre. Nous apprécions un beau paysage, une belle forme, un beau regard…avec l’hébétude du bébé qui sourit d’une grimace, et nous nous arrêtons là.
Et de se demander : une formation pallierait-elle à ce handicap, peut-on vraiment vous apprendre comment comprendre une œuvre, en en enseignant la technique, le courant ? Ce serait trop réducteur, parce que cela réduirait l’art à de simples ‘‘exercices ’’ presque scolaires, une ‘‘bête’’ reproduction de techniques pré-assimilées. Connaître ces techniques, ces outils et ces courants aiderait certes à donner un début de lueur pour baliser, mais ce serait tout. Il est difficile de se satisfaire de cela quand on sait que la technicité n’est qu’une partie infime de l’œuvre, que l’assortiment des couleurs, formes et matériaux, ‘‘mots’’ d’un langage étranger, donne un sens trop abstrait pour produire ce sentiment qui convainc que l’on a compris, infiniment moins intelligible que les mots dans une phrase d’un langage quelconque.
Ceci-dit, les musées comme celui-là sont ils faits pour une poignée de gens éclairés, d’une certaine caste sociale ? J’aimerais penser que non, que le souci de rompre avec l’élitisme artistique pousse à de plus amples efforts. Mais non, si vous ne venez pas en tant qu’une quelconque forme d’institution, vous ne pouvez pas bénéficier de visite guidée, même payante. Vous êtes condamné à longer les galeries comme quelques jours auparavant vous avez longé les couloirs du Morocco Mall, sans rien acheter. Manque de monnaie d’échange : argent à Casa, culture à Rabat.