Avril 2015, Metro de Barcelone. Avec mon teint basané, on ne peut plus »de l’autre côté de la méditerranée », je contraste avec l’ambiance céans. Plusieurs fois, je décèle des regards inquisiteurs, parfois furtifs, parfois persistants. Je me dis que peut être que, comme disait Esope, Sur la flèche qui l’atteint l’oiseau reconnaît sa plume, et que, quelque part, je m’en fiche. Je balaye ces idées et passe à autre chose. Quelques stations plus tard, monte un homme: grand gabarit, long habit blanc, longue barbe noire, teint encore plus foncé que moi, grande trace de prière sur le front. Une fraction de seconde, juste dans cette infinitésimalité qui sépare l’idée du néant, me vient à l’esprit l’idée que ce pourrait être un TERRORISTE. Je suis musulman. Mea culpa, je suis horripilé par ma personne. Je me suis rendu coupable, par réflexe qui plus est, de l’une des pires ignominies du vice humain, le stigmate, alors que j’en souffrais aussi quelques instants auparavant. Un peu trop divide ut regne* à mon goût. Ils m’ont eu, j’ai eu beau résister, ils se sont immiscés dans mon inconscient et m’ont contaminé.
La seconde d’après, je me ressaisis. Scandalisé, une séance d’introspection est de la plus haute urgence. Pourquoi ? Comment?
Un début de réponse -me semble-t-il-: La puissance subliminale de l’image, du texte, du son, aggravés par le nombre et la longue exposition, catalysée par ceci qui précède l’homme en nous, l’animal, notre version princeps et sa peur innée, si quintessentielle qu’elle le résume presque. Une idée ne souffre pas le besoin d’être rationnelle, d’obéir à la logique pour être vraie, dans le psyché commun des masses. Elle a seulement besoin d’être suggérée, de quelque manière que ce soit, assez de fois, assez de temps. Hitler, s’il se peut le citer sans susciter les colères divines, disait qu' »Un mensonge répété dix fois reste un mensonge; répété dix mille fois il devient une vérité. » Le stigmate du barbu terroriste (l’ordre ici est importantissime) est très fort et très répandu, parce que véhiculé par la puissance colossale des télés, facebook, twitter, et tous autres supports de communications, qui s’unissent en chœur pour scander la même litanie, parfois haut et fort, souvent implicitement, par choix des échantillons représentatifs. Il est fort aussi parce que le mot terroriste est dérivé de la terreur, de la peur qui se soustrait au souci de raison et s’adresse au souci de survie. Camus rappelle que « Nous prenons l’habitude de vivre avant d’acquérir celle de penser. Dans cette course qui nous précipite tous les jours un peu plus vers la mort, le corps garde cette avance irréparable ». Même avec les meilleures intentions possibles, le cogito restera toujours un pas derrière l’instinct. L’étendue de ce pas, c’est la différence entre l’éclairé et l’ignare et, volonté oblige, entre le bon et le vilain. Comme l’Islam accorde à l’homme le premier regard (sans préméditation) aux formes d’une femme et seulement celui-ci, je vous accorde ce réflexe,et seulement celui-ci, et je me pardonne presque, avec la ferme intention de repousser ses murs au plus loin vers le début. Je me dis aussi que le bonhomme ne fait pas non plus l’effort pour »s’intégrer », puis je pense qu’il ne devrait pas se sentir obligé de s’aliéner, de s’effacer pour »s’intégrer », qu’à ce train on achèverait de rendre ce monde gris de similitude, si tout le monde réfutait son identité et sa culture, originelles ou de choix, pour épouser le modèle commun imposé par les franchises et la globalisation applatissante.
Mis à part la variante »musulman brun et méchant »,et à appréhender le stigmate de façon plus abstraite, il s’avère que ce dernier puise aussi son essence dans une caractéristique singulière du cerveau humain : la paresse pour les misanthropes, l’optimisation pour les philanthropes. Par souci d’économie ou de vitesse d’éxecution, le cerveau humain est avide de raccourcis. Combien de fois, revenant du travail, ne vous êtes vous retrouvés à la porte de votre maison avec l’impression de n’y avoir employé aucun effort cognitif ? Le cerveau humain a une propension naturelle à établir des »connexions automatiques » qu’il active pour les tâches répétitives auxquelles, une fois assimilées, il allouera un minimum de »ressources ». Cette tare, couplée à l’insouffrable effort de celui qui s’escrimerait à contempler le monde, ses êtres et ses choses à travers des prismes à chaque fois transparents et à chaque fois neufs, rejetant toute expérience et tout apprentissage préalables, fait que, de premier abord, nous faisons vite fi de toute éventualité d’originalité du sujet que nous « étudions » et lui apposons un moule préétabli dans notre conscient. A lui de s’en dégager par la suite par ses faits et gestes. Nous stigmatisons tous, nécessairement, à différents niveaux, mais seuls sont pointés les stigmates les plus méchants et les plus dangereux. il en va d’un souci pratique, plus général encore, qui fait que nos actions se basent souvent sur des hypothèses,des probabilités, assénées avec force habitude et répétition, plutôt que des certitudes avérées. On mène nos vies avec le sous-jacent postulat Ceteris Paribus*. Vous avez rendez-vous avec un ami, il a toujours été bon avec vous mais, concrètement et logiquement, rien de déterministe ne l’oblige à être bon aujourd’hui et les prochaines fois que vous le rencontrerez. Vous allez donc au rendez vous et passez un sale quart d’heure, à cause d’une supposition que vous ne pouviez que faire. De même, un degré plus bas, vous stigmatisez cet inconnu de votre équipe de foot qui, quoique ventru, s’avère par la suite être meilleur athlète que vous. Entre ce qui est comportement inné, qu’on ne peut incriminer, et ce qui est vilain, il n’y a qu’un pas, c’est une affaire de nuance, très mince.
Il est d’autant plus difficile de s’extraire du stigmate quand une quelconque expérience l’étaye et y apporte un fondement empirique. On vous dit que les immigrés nord africains sont friands des remue-ménages, vous en rencontrez qui donnent libre cours à leur ébriété en plein public et vous en concluez que tous sont ainsi, que le stéréotype est bien fondé. Mais l’erreur où l’on est induit, c’est de faire d’une loi empirique (serait-ce le cas par le nombre d’instances) une loi déterministe,rationnellle. On oublie que, comme disait Thoreau, « Toute généralisation est fausse, y compris celle-ci... ». La singularité intrinsèque de chacun est à respecter, combien même que des caractères ayant trait au dehors le mettent dans telle ou telle catégorie. Il y faut le concours d’une grande volonté certes, d’un travail sur soi au continu, car il n’est point de plus difficile que de se battre contre ses propres instincts et ses propres réflexes. Mais, quoique la tâche soit difficile, nous devons à notre humanité la sueur de nos fronts à réprimer à chaque instant l’élan rapide des stigmates, à les démolir un à un et empêcher qu’ils ne se trouvent d’autres foyers.
* Divide ut regne :Maxime, signifiant : Diviser pour régner
* Ceteris Paribus : Toutes choses égales par ailleurs